Chantal Burgard
Architecte honoraire
A l’occasion de la rénovation de l’église Notre-Dame du Rosaire à Marseille, le fonds Rey Joulie a mis en lumière une cinquantaine de plans attribués (bien que non signés) à l’architecte Pierre-Marie Bossan associé à l’architecte valentinois Joannis Rey. L’architecte Xavier David chargé de cette rénovation, assisté de l’historienne Lucie Mottet, a demandé à accéder à ce fonds afin de compléter sa connaissance du bâtiment.
Or ce fonds inventorié par l’historienne du patrimoine Daphné Michelas, comprend essentiellement des plans de détails de stéréotomie. Ces plans sont à grande échelle (de 1/2 à 1/20), des détails de voûtes, de façades, de chapiteaux, d’escalier. Chaque pierre est mesurée en 3 dimensions.
Sur papiers, rarement sur calques, les plans sont tracés à l’encre de chine, de couleurs bleue, rouge et noire, rehaussés de lavis, impressionnants par leur rigueur, leur précision, leur graphisme. Le rôle de la couleur est de rendre lisible les indications.
Des notes, à l’élégante écriture, précisent les éléments à vérifier sur le chantier.
La mise au jour de ce fonds m’a conduite à découvrir l’histoire de la stéréotomie, illustrée ici par des exemples remarquables d’architecture du XVIIè et XVIIIè siècles dans la région du sud-est et à regarder avec admiration leur prouesse constructive.
Eglise Notre Dame du Rosaire à Marseille © Fonds Joulie-Rey
Qu’est ce que la stéréotomie?
Du grec στερεός «solide» et τομή
«la taille»,
la stéréotomie
est la science de la taille des matériaux
et en particulier de la pierre.
.
Quelques définitions nous éclairent sur cette discipline.
L’architecte Claude Perrault (1613-1688) la définit comme «l’art de se servir de la pesanteur de la pierre contre elle-même et de la faire soutenir en l’air par le même poids qui la fait tomber».
Le professeur de géométrie descriptive à l’Ensa, Joël Sakarovitch la définit ainsi:
« En architecture, elle désigne plus spécifiquement l’art de la coupe des pierres en vue de la construction des voûtes, trompes, coupoles ou volées d’escalier (…). Grâce à l’assemblage judicieux de pierres de petites dimensions taillées en forme de coins, claveaux ou voussoirs, qui ne tiennent entre eux que par la pression que chacun exerce sur ces voisins, le tailleur réalise des éléments architecturaux de grande portée. Mais à la différence de l’appareillage des murs, la stéréotomie suppose la réalisation de surfaces non planes (…) et l’interpénétration fréquente de telles surfaces, ce qui pose à l’appareilleur de délicats problèmes pour déterminer chaque voussoir. Dans l’Antiquité, la stéréotomie évite d’ailleurs systématiquement ce type de pénétration et ne connaît que les arcs et les voûtes en berceau. Les premiers exemples de stéréotomie «savante» se trouvent sans doute dans la Syrie chrétienne du IVe siècle où l’on trouve des coupoles appareillées sur trompes ou en pendentifs. La stéréotomie romane offre de remarquables exemples d’architecture clavée, dont le plus célèbre est l’escalier à vis de l’abbaye de Saint-Gilles du Gard (1). »
Des tracés des épures médiévales à la géométrie descriptive
De la stéréotomie médiévale : la coupe des pierres chez Villard de Honnecourt Bulletin Monumental, tome 145, n°4, année 1987. – Persée (persee.fr) article rédigé par C.Lalbat, G.Margueritte et J.Martin
Quelques repères historiques permettent d’appréhender l’histoire de la taille de la pierre et l’évolution du statut du tailleur de pierre à celui d’architecte.
Dans sa conférence à l’Ecole d’Architecture de Strasbourg en 2011 (2), Joël Sakarovitch, en rappelle l’histoire à travers les traités et son enseignement. Selon lui, trois histoires s’imbriquent dans l’histoire de la stéréotomie, celle de la technique, celle de la théorie la géométrie descriptive, et celle de la formation des ingénieurs puis des architectes.
Au XIIIè siècle, le maître d’œuvre Villard de Honnecourt, a démontré dans son carnet l’utilité de la géométrie pour la taille des pierres.
C’est à la Renaissance que l’on commence à dessiner avant de construire des ouvrages complexes: « il faut dessiner avant de construire (…) le dessin préliminaire est incontournable. Les modes de représentation de l’espace s’affinent et deviennent incontournables (…). L’épure d’appareilleur est aussi incontournable à la construction et aussi difficile à comprendre que la réalisation mise en œuvre » (2).
Le premier théoricien français Philibert de l’Orme (1514-1570) publie en 1567 un traité d’architecture constitué de 9 tomes, traité novateur et personnel, basé sur son expérience du chantier. Le traité de coupes de pierres explique le savoir des tailleurs. Il y décrit les outils, « les panneaux en bois ou en plomb pour découper la pierre». Il y affirme le rôle de la technique en architecture «sinon l’architecte ne sera pas maître de son chantier ». Selon Yves Pauwels, ce traité « est alors constitué de neuf livres qui embrassent l’ensemble de la construction (…).Les livres III et IV voient sortir l’édifice du sol: il est question de fondations, de caves, et plus généralement des structures de pierre qui assurent au bâtiment stabilité et fonctionnalité, en particulier les voûtes, trompes et escaliers » (3).
Philippe Potié, dans le même article affirme que:
« Philibert De L’Orme livre (…) dans son traité l’intégralité d’un savoir jusqu’alors transmis sous le sceau du secret dans le cadre corporatif : l’art du trait. Constitué progressivement entre le XIIe et XIVe siècles dans les pays de langue d’Oc, l’art du tracé des épures permettant la maîtrise de volumes complexes, va donner lieu, grâce à l’ouvrage imprimé, à la constitution d’un nouveau chapitre des arts libéraux. La stéréotomie au XVIIe siècle, la descriptive au XVIIIe siècle scanderont l’évolution de ce qui deviendra une science dans les mains des mathématiciens pendant que les architectes développeront la vision «artistique» inaugurée dès le XVIe siècle par De L’Orme.
(…) De l’Orme, avec les architectes, entend se «spécialiser» dans une opération intellectuelle qu’il dénommera «excogitation », n’osant pas encore employer le terme de « création » réservé à Dieu seul.(…) Dans cette perspective « architecturale », les épures constituent logiquement les parties intégrantes du traité d’architecture dont elles forment en l’occurrence les livres III et IV (alors qu’elles feront l’objet d’ouvrages techniques spécialisés et donc séparés dès le XVIIe siècle.(…). L’exposé de la méthode « d’excogitation » est présenté en s’appuyant sur l’exemple de la trompe d’Anet dont De l’Orme est l’auteur. Avec un souci de persuasion à la mesure de la difficulté de l’exposé géométrique, il s’évertue à expliquer par quel moyen il est possible de faire varier les modèles médiévaux au gré d’insertions, dans la logique de tracés des épures, de « paramètres culturels » qui modifient la forme finale de l’objet projeté. (…) Les architectes feront, fidèles à leçon delormienne, de l’art du trait une rhétorique permettant de développer un art savant de la variation, voire du caprice, qu’exalteront plus particulièrement Maniérisme et Baroque (…). Ni art au sens médiéval du terme, ni science, la «méthode» du projet qui s’invente avec la Renaissance découvre une démarche intellectuelle, «l’invention», qui n’avait jusqu’alors pas d’existence disciplinaire autonome.(3)
Pratique du trait a preuves (1643)ill 5
En 1639, l’architecte et mathématicien Girard Desargues (1591-1661) a écrit « le Brouillon project d’une atteinte aux évènements des rencontres du cône avec un plan » et en 1640 un manuel de taille de pierre « Brouillon-project d’exemple d’une manière universelle touchant la practique du traict à preuves pour la coupe des pierres», «Ces textes posent les bases de la future géométrie projective qui sera développée au XIXème siècle ».(4
Nicolas de Chastillon (1699-1765) directeur des fortifications de la Meuse, crée l’Ecole de Mézières en 1748, école d’ingénieurs chargés d’édifier les fortifications. Face au développement des armes à feu et à l’empirisme de Vauban, Chastillon a mis au point une méthode « sur la planche à dessin » afin de représenter graphiquement le territoire autour de la fortification, méthode qui allait devenir les bases de la géométrie descriptive.
Dans son étude sur Chastillon, l’historienne Laura Carlevaris le cite:
L’une des premières règles auxquelles nous nous sommes engagés à l’École d’ingénieurs de Mézières est d’enseigner aux jeunes fonctionnaires les principes du dessin avec une méthode. Lorsqu’il est facile de s’exprimer avec un crayon et de dessiner des dessins compréhensibles, les installations militaires, leur construction, leur disposition et la hauteur appropriée des fortifications seront toutes correctement exécutées (…) Ce n’est pas l’esthétique qui rend plausible un dessin au trait, mais la nécessité de simplement faciliter instantanément la compréhension de la plasticité et de la tridimensionnalité du modèle réel dans un dessin (Chastillon 1847 Prémisse).(5)
Selon Laura Carlevaris, il « a également ouvert la voie à la nouvelle science de la représentation scientifique, à l’invention de la cartographie et au contrôle géométrique des surfaces topographiques ».(5)
L’école polytechnique, fondée en 1794 par Monge (1746-1818) brillant mathématicien, professeur de géométrie descriptive à l’Ecole de Mézières, dispense un enseignement scientifique destiné aux ingénieurs civils et militaires de l’Etat. Monge y crée les cours de géométrie descriptive et de l’art de dessin, conçus comme branche des mathématiques. La géométrie descriptive y est décomposée en 3 parties: la stéréotomie, l’architecture et les fortifications (2).
Avec sa théorie de géométrie descriptive, Monge traite ainsi du passage de la géométrie plane à la géométrie dans l’espace. « C’est un outil pour s’abstraire de l’espace, un aller et retour entre le plan et l’espace, constitutif du métier de l’architecte »(2).
Aujourd’hui, hormis les architectes du Patrimoine qui ont bénéficié à l’Ecole de Chaillot d’un cours sur la stéréotomie, les architectes sont peu familiers de cette notion, la pierre étant un matériau rarement employé.
Des grands maîtres de la stéréotomie dans la région du sud-est
La région du sud-est particulièrement riche d’ouvrages en pierre taille, remarquables de prouesse structurelle et technique, réalisés par des architectes aux XVIIè et XVIIIè siècles .
Les architectes Jacques Peytret et Jules Hardouin-Mansart, sont les architectes du voûtement du vestibule de l’hôtel de ville d’Arles .
Jean-Marie Pérouse de Montclos, historien de l’architecture, cité par Joël Sakarovitch dans sa leçon à l’Ensa de Nancy, considère ce voûtement comme le chef d’œuvre «absolu» de voûtes en pierres. Celles de l’hôtel de ville d’Arles, construit en 1676 par les architectes Jacques Peytret et Jules Hardouin-Mansart, ont permis l’exploit «de se passer de piliers intermédiaires prévus initialement » (6)
Selon Jean Michel Mathonière, la flèche de la voûte est très faible, 1/ 9ème de la portée malgré la portée qui atteint 15m: «le voûtement est une prouesse qui consiste dans la rencontre de deux voûtes surbaissées, une grande couvrant transversalement l’espace rectangulaire du côté de la place du Marché et à la perpendiculaire, une autre moins grande arrondie en abside, sur le renforcement du côté du plan de la cour» (7)
Jacque Peytret sous la direction de Mansart fait le dessin de la voûte. L’année suivante, plusieurs modèles de voûtes sont réalisés par des tailleurs de pierre sous la direction de Peytret. Finalement la voûte est construite sous la direction d’un «compagnon passant (…) venant d’Italie». (cf. compte rendu de l’Académie d’Architecture de Paris, en date du 28 juillet 1684, cité par Jean-Michel Mathonière (7)
La nudité de l’appareil, la taille des pierres aux dimensions spectaculaires, dévoilent ici le génie et l’audace de Mansart.
ill. 6, 7, 8, 9 Vestibule hôtel de ville d’Arles © Chantal Burgard
La dynastie des Franque, architectes avignonnais, au XVIIIè siècle
Jean-Baptiste Franque (1683-1758), fils du maçon carrier François Franque a eu deux fils architectes, François II (1710-1793) et Jean-Pierre Franque (1718-1810).
Selon Béatrice Gaillard dans sa conférence au musée Calvet à Avignon le 7 octobre 2017, «Jean-Baptiste travaille avec Péru (Montpellier), Pierre II Mignard (…). Celui ci a été remarqué par Colbert qui fonde l’Académie Royale d’d’Architecture en 1671). En 1715, Mignard est à Avignon et donne à Jean-Baptiste Franque le goût de construire dans le style classique. Jean-Baptiste Franque, maître maçon aux côtés de son père, obtient le titre d’architecte en 1715 » (8)
Il réalise, en particulier, en 1750 l’hôtel de Villeneuve Martignan, actuel musée Calvet, classé monument historique en totalité en 1963 « avec un double vestibule, deux voûtes plates contrebutées » (8) ainsi que l’hôtel de Seytres-Caumont terminé en 1752 par son fils François II, aujourd’hui occupé par la Fondation Lambert.
Ill 10, 11 Vestibule du musée Calvet © Chantal Burgard
Jean-Baptiste Franque, architecte de la ville jusqu’en 1764, et son fils Jean Pierre, réalisent entre autres, l’hôpital Saint Bénezet, la réfection des remparts, reconstruisent le pont sur le Rhône en 1755, les Boucheries d’Avignon en 1753.
«François II fut une aide précieuse sur les chantiers de son père. En 1732, il obtient une place à l’Académie de France à Rome où il y étudie avec Soufflot (basilique Saint Pierre), puis il repart pour Paris, il entre dans l’atelier des (…) architectes du comte d’Argenson, ministre de la guerre » (8).
Jean-Pierre Franque, a de son côté construit les Palais Episcopaux d’Apt (1754) et de Viviers, le Château de Simiane, l’Hôtel de Ville de Viviers, le Château de Sade à Mazan en 1759.(8)
Les voûtes, à la stéréotomie complexe, de l’église de la Chartreuse de Valbonne réalisée en 1780, (classée MH en 1959 et 1974), sont l’œuvre des frères Franque (8).
Ill 13, 14, 15 Chartreuse de Valbonne © Chantal Burgard
« Le pendentif » de Valence
La voûte du « Pendentif de Valence », édifice classé MH en 1840, présente un exemple de stéréotomie particulièrement complexe et novateur. Selon le FOCUS édité par le service Pays d’art et d’histoire (Valence Romans Agglo), écrit par Viviane Rageau en 2020, ce monument aurait été érigé en 1548 et pourrait être attribué à Philibert de l’Orme, présent alors dans la région. Cet édifice est mentionné dans l’Encyclopédie de Diderot de 1751 : « Pendentif de Valence, espèce de voûte en manière de cul de-four, rachetée par fourche. ».
La spécificité de cette coupole relativement plate est donc d’être raccordée au plan carré par l’intermédiaire de « fourches », un appareillage « en pendentif », qui s’inscrit dans les 4 arcs en plein cintre, en s’appuyant sur des pilastres. Les assises de leur appareillage ne suivent pas celui de la voûte mais celui des arcs en plein cintre.
Le pendentif de Valence
Sources