Philippe Dufieux
Professeur (histoire et cultures architecturales)
École nationale supérieure d’architecture de Lyon
La figure de l’architecte lyonnais Pierre-Marie Bossan (1814-1888) demeure attachée à la construction de la basilique de Fourvière (1872-1896), extraordinaire poème marial qui se mue en citadelle de la foi dans le contexte anticlérical de la fin du XIXe siècle. Romano-byzantin, éclectique, symboliste, les épithètes jouent la surenchère pour définir le style d’un architecte qui se distingue surtout par une étonnante liberté d’esprit, forgeant au début du Second Empire un art religieux nouveau en marge du centralisme artistique contemporain dont le néo-gothique sera l’expression consacrée. Né dans une famille modeste à Lyon, Bossan se tourne très tôt vers des études d’architecture sous la direction d’Antoine-Marie Chenavard à l’École des beaux-arts de Lyon avant de poursuivre sa formation à Paris, vraisemblablement au sein de l’atelier d’Henri Labrouste, architecte de la bibliothèque Sainte-Geneviève. À son retour à Lyon, à la fin des années 1830, Bossan se fait remarquer par la qualité de ses travaux et de ses aménagements liturgiques comme l’illustrent en particulier l’église Saint-Georges à Lyon (1844) et la stalle épiscopale de Mgr de Bonald (Lyon cathédrale Saint-Jean, 1845), dernières œuvres marquées par une culture gothique troubadour très éloignée de la veine néo-archéologique impulsée dans les mêmes années par Viollet-le-Duc et Lassus à la faveur du chantier de restauration de Notre-Dame de Paris.
En 1845, Bossan voyage en Italie et en Sicile pour fuir des créanciers et découvre l’architecture siculo-normande et byzantine qui devait durablement influencer la définition d’une nouvelle architecture religieuse. Quelques années plus tard (1852), la rencontre providentielle avec le Curé d’Ars achève sa conversion au catholicisme. C’est à Palerme que l’architecte élabore les premiers projets pour Fourvière – entre 1845 et 1847 – dans une recherche plastique inédite qui arrive à maturité au début des années 1850. Bossan puise dans les litanies de la Vierge les sources symboliques et mystiques qui inspirent l’architecture de la basilique. À celles-ci s’ajoutent des sources grecques et bibliques dans le dessein de « façonner » une Jérusalem mystique, matérialisée en Acropole protectrice de la cité avec ses hautes murailles et ses quatre tours. Le projet a plus de vingt ans au moment où s’engagent les travaux en 1872 et près de cinquante ans s’écoulent entre sa conception et la consécration de la basilique en juin 1896.
…Bossan défendant invariablement l’idée d’une union des arts…
Quarante ans durant, Fourvière s’impose comme un véritable laboratoire de formes dans lequel l’architecte et ses élèves puisent l’âme et la plastique de leurs travaux. Fourvière est aussi un chantier permanent qui voit se succéder plusieurs générations d’architectes, de sculpteurs, de mosaïstes et de peintres-verriers animés par l’œuvre commune dans une subordination consentie des arts liturgiques à l’architecture ; Bossan défendant invariablement l’idée d’une union des arts. Cette association d’idées se réalise à la faveur de collaborations privilégiées qui s’instaurent avec l’orfèvre lyonnais Thomas-Joseph Armand-Calliat (1822-1901) mais encore les sculpteurs Charles Dufraine (1827-1900) et Paul-Émile Millefaut (1847-1907) qui signe en particulier la Vierge du maître-autel de Fourvière en 1885.
Au milieu du siècle, Bossan engage des chantiers majeurs pour la maturation de ses idées : les églises de Couzon (Rhône, 1855), de Bessenay (Rhône, 1855), de l’Immaculée-Conception à Lyon (1856) et celle d’Ars-sur-Formans (Ain, 1859) marquent la rupture de l’architecte avec l’archéologie ; la recherche d’une nouvelle architecture passe un temps par la redécouverte des formes romanes, bientôt dépassées pour un style plus personnel. L’église d’Ars-sur-Formans, celle de l’Immaculée-Conception, l’église de Régnie-Durette (1868) tout autant que la basilique de la Louvesc (Ardèche, 1865-1900) forment autant de préfiguration de Fourvière et de chantiers expérimentaux sur lesquels l’architecte éprouve son esthétique décorative jouant d’une gradation privilégiant la décoration des parties hautes, qui se couvrent de motifs symbolistes, tout en opposant la rigueur des appareils extérieurs à la richesse et à la polychromie des intérieurs. À ce titre, la chapelle des dominicains d’Oullins (Rhône, 1859), réalisée avec le peintre Paul Borel (1828-1913), s’impose comme un jalon majeur dans le corpus d’œuvres des décennies 1850-1860.
Basilique de Lalouvesc, Ardèche
… l’art de Fourvière …l’une des entreprises de décentralisation artistique les plus abouties du XIXe siècle français
Fourvière, c’est aussi une véritable « école » formée de trois générations d’élèves et de suiveurs qui diffusent l’art de Bossan dans la région lyonnaise et la vallée du Rhône – jusqu’à Marseille – au bénéfice d’un engouement porté en particulier par les jésuites et les dominicains. Louis-Jean Sainte-Marie Perrin (1835-1917), qui prend la direction du chantier de Fourvière à la mort de son maître, survenue en 1888, jouera un rôle majeur dans ce vaste mouvement qui se poursuit jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale.Il est vrai que Bossan tend à déléguer systématiquement ses chantiers, se retirant de Lyon dès les années 1850 pour Valence puis La Ciotat, et confie l’exécution de ses travaux à ses confrères architectes parmi lesquels Louis Bresson (1817-1893), Charles Franchet (1838-1902), Frédéric Giniez (1813-1867) et Étienne Journoud (1828-1897) mais encore Joannis Rey (1850-1919) et son frère Camille Rey qui suivent son enseignement à Valence. Joannis Rey mène à Valence le chantier des chapelles Sainte-Marthe (1866), des Dames Trinitaires (1873) et des Petites Sœurs des Pauvres (1875), de l’église Saint-Gervais-sur-Roubion (1874), de l’église de la Bégude-de-Mazenc et celle d’Aouste-sur-Sye (1873). Le nom de Rey demeure également associé à la construction de la chapelle des dominicains de Marseille (à partir de 1866) qui compte pour l’un des chefs d’œuvre de l’art de Bossan ainsi qu’au chantier de La Louvesc dont il achève les flèches des clochers. Aussi, l’art de Fourvière ne saurait s’appréhender sans l’effet d’école qui se développe dès les années 1850 dans un mouvement qui apparaît aujourd’hui comme l’une des entreprises de décentralisation artistique les plus abouties du XIXe siècle français.
Philippe Dufieux,
« Le Mythe de la primatie des Gaules. Pierre Bossan (1815-1888) »
et « L’architecture religieuse en Lyonnais au XIXe siècle », PUL, 2004, 312 p.
Les documents ci-dessus proviennent du fonds Joulie-Rey (membre de l’association AVPAV)