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Gout de l’archive et passion de l’histoire

Les quelques pièces exhumées et présentées dans la petite exposition inspirent déjà de multiples chantiers qui se proposent à historien…

Philippe Bouchardeau

historien local

La rencontre de l’AVPAV du 4 juin 2021 autour du fonds Joulie et des archives d’architectes conservées aux archives municipales de Valence ne pouvait que soulever l’enthousiasme face à la qualité du travail réalisé par l’association d’une part et par les services publics d’archives, municipales en particulier autour de Julien Mathieu, d’autre part.
L’organisation matérielle impeccable, même si les moyens manquent encore pour démultiplier et développer le sauvetage et la conservation dans les meilleures conditions d’archives d’architectes fragiles, le savoir-faire des professionnels de l’archivage tant de l’association que du service des archives municipales, l’engagement des architectes bénévoles loin de tout corporatisme étroit autour de Thomas Joulie sont apparus exemplaires. Les référencements d’archives, les bases de données (comme celle remarquable du fonds Joulie établie par Daphné Michelas), le site Internet Archival de l’AVPAV sont désormais des outils novateurs, précieux et accessibles.

Le goût de l’archive, une émotion
Les archives exposées par bribes donnent une première esquisse vivante du métier. Au-delà d’images figées elles surprennent les architectes dans leurs gestes en train de s’accomplir. Ce sentiment est particulièrement net pour ce qui concerne les carnets de croquis et les cahiers d’esquisses et de dessins, traces précieuses et souvent très personnelles. Avant même la lecture technique, critique, « scientifique et froide » de l’historien, ce type d’archives suscite l’émotion du spectateur assistant à l’acte de création, saisissant une pensée sur l’organisation de l’espace, un projet. Le plan, la perspective, ou même l’aquarelle, sont émotionnellement prenants et rappellent des mondes parfois disparus ou dont les traces matérielles comme pétrifiées sont sous nos yeux.
Mais au plaisir physique et émotionnel de la trace ainsi découverte succède le doute parfois mêlé à l’impuissance de savoir qu’en faire au-delà de la simple conservation, qu’en dire ?

De l’archive à l’histoire
Les quelques pièces exhumées et présentées dans la petite exposition inspirent déjà de multiples chantiers qui se proposent à historien.
Il n’y a d’architecture qu’avec des architectes et une histoire sociale s’impose articulée avec l’histoire de l’art. C’est d’abord la formation et le métier qui peuvent être mieux connus et compris : la combinaison de savoir-faire artistiques et techniques, les influences et sources d’inspiration, les écoles,…
La conception moderne de la profession d’architecte date de la Renaissance. Il est alors à la fois un savant par ses connaissances de géomètre et d’ingénieur et un humaniste par sa compréhension de la tradition antique et de l’archéologie qui exercent une fascination à laquelle les architectes peinent parfois à s’arracher.
Dans les mentalités du XIXe siècle la formation commune à l’Ecole nationale des Beaux-arts fondée à Paris en 1817 est un facteur d’assimilation aux artistes. Mais, cette conception de l’architecte artiste évolue. Sous l’influence du mouvement romantique on met en valeur le créateur, parfois solitaire et maudit, face-à sa feuille ou à sa toile tout en valorisant un bâtisseur qui met en jeu des projets techniques complexes et des capitaux.
L’architecte est aussi un individu qui agit dans une société locale. Il s’inscrit dans la bourgeoisie locale, dispose de réseaux familiaux (parfois avec des dynasties comptant fondateurs et héritiers) et développe des liens sociaux, participe à des modes de sociabilité, défend une identité notamment avec des organisations professionnelles (ordre, syndicat,…).

Ernest Tracol (1846-1917), architecte valentinois de la Belle Époque parmi les membres de la société bourgeoise caricaturés. Outillé d’instruments de géomètre et de dessins comme le compas et l’équerre il est spécialisé dans la réalisation d’églises dans la Drôme comme l’Ardèche (1)Source Genest (Casimir), Histoire véridique des aventures extraordinaires du maire de Valence Aimé David, Valence, Imprimerie valentinoise, 1904, BM Valence D 15 675..

La maîtrise de l’art de la composition
Homme pratique et de terrain l’architecte porte des projets civils comme militaires (toutefois souvent confiés à des ingénieurs) et religieux. D’après Albert Louvet en 1913, son art, c’est celui de la composition, « c’est-à-dire l’art de placer les différentes parties d’un ensemble d’une façon à la fois à droite, raisonnée et agréable et d’en régler les proportions. »
L’architecte est aussi un petit entrepreneur, seul ou à la tête d’une équipe. En position de maîtrise d’œuvre, il dialogue à partir de son atelier avec des maîtres d’ouvrages privés comme (*) Pour l’histoire de l’architecture et de la profession d’architecte il convient de signaler tout l’intérêt des archives de maîtres d’ouvrages publics, par exemple pour ce qui concerne les collectivités territoriales, les organismes d’HLM,… .
La dimension économique du métier est encore mal connue, tout comme l’évolution des règles juridiques de contractualisation, de responsabilité, de garantie,…
L’architecte est également porteur d’une ambition forte. Charles Garnier dans son ouvrage A travers les arts. Causeries et mélanges(*) Ouvrage disponible sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France pouvait écrire en 1869 : « L’architecture est un art puissant, sérieux et sincère, qui s’impose au public, sinon toujours par sa pureté, au moins par ses dimensions. C’est du caractère distinctif de l’architecture que ressort le caractère distinctif et accusé des villes et des Etats ; c’est lui qui frappe la vue et impressionne tout d’abord, c’est lui qui donne et perpétue le souvenir des cités. »
Créateur, inscrivant son œuvre, son projet dans l’espace l’architecte modifie l’environnement. Il est particulièrement présent aux temps forts de l’urbanisation (à la fin du XIXe siècle par exemple, au lendemain de la deuxième guerre mondiale,…).

De l’histoire à la mémoire
L’histoire comme récit véridique à partir de traces multiples, critiquées puis ordonnées s’écrit toujours à partir du présent. La mémoire comme source et objet de l’histoire est aussi à mobiliser. Rappelons d’ailleurs qu’au-delà des archives « papiers », des témoignages enregistrés pour une histoire orale trouveraient tout leur intérêt pour les générations plus récentes marquées par quelques tournants majeurs : rajeunissement et féminisation en lien avec l’explosion démographique du nombre d’architectes, développement de nouveaux marchés comme ceux de la réhabilitation, prise en compte de la problématique environnementale,…
Si l’histoire est l’objet d’un intérêt flatteur dans la société elle le doit à l’élargissement de sa curiosité grandement facilitée par la mise à disposition d’archives publiques et plus encore privées.
Ainsi ces dossiers d’archives d’architectes, pourraient dans l’avenir contribuer largement à la construction d’un savoir historique sur une profession, mais plus largement sur l’histoire du cadre bâti dont nous avons hérité.

Quelques lectures ayant inspiré cette note
-Veynes (Paul), Comment on écrit l’histoire, Paris, Editions Seuil, collection Points, 1979, 242 pp.
-Farge (Arlette), Le goût de l’archive, Paris, Editions Seuil, collection Point, 1989, 153 pp.
-Jacques (Annie), La carrière de l’architecte au XIXe siècle, Dossier du musée d’Orsay, Paris, 1986, 72 pp.
– Ricœur (Paul), La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Editions Seuil, 2000, 676 pp.
Numéros de la Revue drômoise à consulter
-Architectes et architecture à Valence. 1800-1940, numéro 563, mars 2017.
-Architectes et architecture à Valence. 1800–1940. La commande privée, numéro 566, décembre 2017.

Philippe Bouchardeau, juin 2021