Le monument aux morts de Valence, protégé aux titres des Monuments historiques en 2019, a donné lieu à plusieurs articles et recherches ces dernières années. Voici l’un de ces articles publiés dans la « Revue drômoise », archéologie, histoire, géographie de septembre 2015. (?)n°557- pp.93-98.
Daphné Michelas
Historienne du patrimoine
Chroniqueuse à France Bleu Drôme Ardèche
Le monument de Valence entre monumentalité et souvenir, un exemple complexe (1922-1923)
Ce monument valentinois, fièrement érigé en plein cœur de la cité, pourrait à lui seul faire l’objet d’une étude archivistique et stylistique comme en témoigne la profusion de documentation conservée aux archives départementales de la Drôme et aux archives communales et communautaires de Valence. Délibérations municipales, correspondances, devis, iconographie et couverture par la presse de l’inauguration de l’ouvrage, autant d’éléments qui aident à mieux comprendre le contexte de l’édification (1)Archives départementales de la Drôme (série 2 O 1188) et archives communales et communautaires de Valence (série 1 M 100)
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Quel architecte ? Quel sculpteur ?
En 1919, le conseil municipal décide d’élever un monument à la mémoire de ces Valentinois morts pour la Patrie. Un comité d’organisation est alors constitué pour coordonner les souscriptions et les détails techniques pour son érection. Il était nécessaire et tout naturel d’associer la population valentinoise à cette œuvre. Le projet est confié en premier lieu aux architectes Joulie et Matras, puis Joulie seul après le décès de Matras en 1922. Avant de confier exclusivement le projet à Henri Joulie, plusieurs solutions sont envisagées. Il lui est proposé de collaborer avec M. Bozon, lui-même associé à M. Matras en remplacement de ce dernier ou bien d’organiser un concours ouvert à tous les architectes et sculpteurs du département de la Drôme.
Au début du projet, M. Matras estime que l’artiste sculpteur choisi devrait être valentinois. Il propose que le travail soit exécuté par M. Biny. D’autre part, le sculpteur Gaston Dintrat, installé à Paris mais originaire de Valence, propose ses services de statuaire et demande l’autorisation d’établir un projet et de l’exposer à son tour aux côtés des autres artistes valentinois. Gaston Dintrat est choisi pour ce projet.
Sous l’égide d’Henri Joulie, Gaston Dintrat statuaire et les entrepreneurs valentinois Mondan Frère et L. Didier Neveu sont choisis pour exécuter ce projet, ainsi que l’entrepreneur lyonnais Abel Roussin. La réception définitive des travaux du monument aux morts date du 13 juin 1923. La dépense prévue s’élève à 200 000,00 frs, soit 150 000,00 frs prélevés sur les fonds libres et le reste provenant de la souscription publique. Des dépenses supplémentaires ont été nécessaires. Grâce au comité des Fêtes de bienfaisance et à la municipalité, il n’a pas été nécessaire d’engager un nouveau crédit pour terminer l’ouvrage avant son inauguration en 1929. Une maquette de l’œuvre déposée dans le hall de l’Hôtel de Ville, invitait la population valentinoise à découvrir le projet. Plusieurs opinions se sont manifestées, pétitions, protestations et critiques allaient bon train ! Mais au travers de correspondances, nous percevons la personnalité d’Henri Joulie et son opiniâtreté devant toutes les difficultés rencontrées après le décès de M. Matras, son premier collaborateur à ce projet.
« N’allez pas enlaidir notre parc d’une œuvre de ce genre, c’est un endroit qui n’a pas besoin de temple moderne… »
Le choix de l’emplacement, le choix du sujet
Placé dans un cadre de verdure, le monument aux morts de Valence sort de sa banalité et contribue à l’embellissement des lieux. L’idée d’utiliser comme site un jardin public permet aussi un lieu de recueillement.
Pourquoi un parc public ? La population est interrogée sur le choix du monument sous forme de concours d’idée et choisit de l’ériger non pas au Champ de Mars ni au cimetière mais dans un lieu d’espace collectif pour tous et visible en permanence. Le comité composé de personnalités qualifiées (Biny, Ageron, Brunel…) est unanime à dire que le nombre des statues valentinoises érigées sur les places publiques est trop conséquent et que ces dernières n’offrent plus d’emplacement suffisamment approprié pour le monument.
Plusieurs projets sont proposés pour l’érection du monument. Ces projets prévoient une installation dans le parc : sur le perron, la petite pelouse avec bassin au-dessus de l’entrée de l’avenue Gambetta ou le bord de la pièce d’eau. Après débats et critiques, ce monument doit viser à la fois à la grandeur et à l’harmonie du parc.
Arc de triomphe, stèle monumentale, temple, péristyle, portique, rocher… autant de propositions sont évoquées durant les séances du comité d’organisation. Pour donner satisfaction au comité et offrir une meilleure intégration harmonieuse dans un environnement végétal, Henri Joulie opte pour une composition asymétrique divisée en 3 éléments symboliques : pour célébrer la Victoire, l’effigie d’une femme ailée au sommet de deux imposantes colonnes ; pour l’Hommage, un mur d’inscriptions (triptyque) avec le nom des morts, et pour le Sacrifice, un cénotaphe avec la statue d’un soldat gisant. L’environnement tient un rôle important, le milieu végétal n’est pas innocent. Les conifères, symboles de l’immortalité, sont privilégiés. Ainsi, Henri Joulie conçoit une composition comme une masse sculpturale, accordant une importance au modelé puissant des volumes, au rythme dans l’ordonnancement des parties sculptées et une recherche d’équilibre dans le calcul des proportions.
Il fallait également ménager certaines personnalités.
En 1919, dans une lettre d’appréciation pour l’élévation du monument dans le parc Jouvet nous pouvons lire : « N’allez pas enlaidir notre parc d’une œuvre de ce genre, c’est un endroit qui n’a pas besoin de temple moderne, agrémentez-le plutôt d’arbres et de fleurs, ne l’encombrez pas de blocs de pierre, comme le sont nos places et nos boulevards », signé Pierre Sémard, fédération nationale des travailleurs des chemins de fer de France. (2)Archives communales et communautaires de Valence (série 1 M 100)
Gaston Dintrat (1889-1964), grand statuaire valentinois
Élève de Gaston Toussaint, puis Antoine Bourdelle et Rodin, Gaston Dintrat suit un parcours artistique à l’École des Beaux-arts de Toulouse avant de regagner la capitale. Il est l’auteur de nombreux monuments aux morts dans la région : Valence, Romans, Tain l’Hermitage, La Voulte, Le Pouzin… Le monument de Joyeuse en Ardèche reste incontestablement l’une de ses œuvres principales les plus abouties en matière de statuaire de guerre. Parmi ses œuvres majeures dans la Drôme, citons le bas-relief « Le Rhône » incrusté dans le mur d’enceinte de la préfecture de Valence.
… la Victoire ailée figée, stricte…
La femme allégorique : La Victoire ailée
L’effigie de la femme ailée au sommet des deux imposantes colonnes célèbre incontestablement la Victoire. Les colonnes triomphales matérialisent l’axe vertical, l’idée est renforcée par la présence d’escaliers au-dessus de l’entablement, mettant en valeur la sculpture. Cette statue en ronde-bosse, perchée sur ces deux colonnes, triomphe au plus haut de l’ensemble architectural. L’allégorie de la Victoire tient des deux mains les couronnes pour couvrir le combattant, elle symbolise avant tout la patrie. La couronne de laurier est le symbole du triomphe militaire. Dintrat représente la Victoire ailée figée, stricte, l’idée est renforcée dans les plis médians de la tunique très antiquisants.
Les colonnes étirées vers le ciel reflètent un certain patriotisme, voire même une fierté nationale. Elles apportent un élan et une forte verticalité à la composition même si lors d’une séance du comité d’organisation, le double fût de colonnes était critiqué, estimant qu’il ne s’harmonisait pas avec l’ensemble de la composition. Henri Joulie a su jouer de la monumentalité en glorifiant les Morts de la Victoire. Les colonnes ne supportent-elles pas la Victoire ?
Au même titre, l’allégorie protège le soldat reposant dans le cénotaphe pour un « repos éternel ». Elle apporte compassion et certitude au combattant. En ce sens, le guerrier est glorifié par la présence de cette allégorie de Victoire, de Liberté, voire de République sur ses colonnes nobles et classiques.
Gaston Dintrat emploie la tradition du gisant où l’image même du corps grandeur nature y est représentée.
Le soldat gisant : Le Sacrifice
Le gisant anonyme quant à lui repose allongé dans le cénotaphe. Joulie adopte la forme d’un parallélépipède évidé avec 4 piliers soutenant la partie supérieure du tombeau. La partie supérieure du cénotaphe (la dalle) comprend une épitaphe gravée sur chacun de ses côtés et trois motifs décoratifs de laurier et chêne sur pierre Comblanchien. Le gisant est une production du sculpteur Dintrat. Le sculpteur opte pour un haut-relief revêtu de son uniforme de pierre. La tête du poilu est sculptée sur une gibecière (3)sac que l’on porte en bandoulière, faisant fonction d’oreiller. Le personnage tient son casque de la main gauche, le long de son corps. Revêtue soigneusement de sa capote (4)grand manteau militaire, l’effigie repose sur un lit de parade drapé par des faisceaux de drapeaux sculptés des régiments. Les jambes du soldat sont serrées dans des bandes molletières (5)bandes d’étoffe ou de cuir dont on entoure le mollet pour le protéger, alors que les pieds portent des godillots (6)soulier de soldat à tige courte. Le corps est intentionnellement allongé au centre du cénotaphe, de telle manière que le visage du militaire inconnu ne se dévoile qu’au dernier moment.
Gaston Dintrat emploie la tradition du gisant où l’image même du corps grandeur nature y est représentée. Le gisant selon Michel Ragon (7)Ragon, Michel, L’espace de la mort. Essai sur l’architecture, la décoration et l’urbanisme funéraires, Edition Albin Michel, Paris, 1981, p.99, apparaît en Occident chrétien au XIIe siècle sur le mausolée de Philippe Ier (8)Philippe I (1052-1108), fils d’Henri Ier et d’Anne de Kiev, il fut roi de France en 1060, mort en 1108. Le roi est représenté allongé, vêtu de son habit royal et couronné. La physionomie est pour ainsi dire la même huit siècles plus tard. Mais d’après Viollet-le-Duc (9)Viollet-Le-Duc, Eugène Emmanuel, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, Tome IX, ce n’est que vers le XIVe siècle que les sculpteurs donnent aux gisants l’apparence du sommeil. Il est intéressant ici de comparer le monument de Valence à celui d’Orléans constitué d’un cénotaphe et d’un gisant à l’identique. Tous deux représentent des gisants en uniforme. Le monument d’Orléans comme celui de Joulie, a été édifié en mémoire des enfants morts pour la France au cours de la guerre 1914-1918. Il a été conçu par deux orléanais : Marcel Marron, statuaire et Luc Maliba, sculpteur et lauréat de l’école des Beaux-arts d’Orléans. Sur des principes esthétiques fortement liés au classicisme, l’édifice a été réalisé entre 1922 et 1924, à la même période que celui du parc Jouvet de Valence. La pierre de Lens (10)Pierre de Lens : calcaire oolithique urgonien à grain fin dont l’exploitation remonte à la période romaine. Il est finement cristallisé, de couleur légèrement rosée. Cette pierre de taille particulièrement agréable convient parfaitement à la sculpture, elle est devenue une référence pour le sculpteur et le tailleur de pierre. est le matériau choisi pour la réalisation d’un tel projet. Entre les piliers des deux cénotaphes, repose un haut relief, le poilu représenté horizontalement étendu. Le sculpteur par ce soldat transmet un grand réalisme avec notamment la précision de l’uniforme avec son équipement complet du guerrier.
Pour le choix des matériaux, l’architecte privilégie la pierre de Lens …
Le mur d’inscriptions : L’Hommage
Dans l’axe du monument, le mur placé en fond représente l’Hommage et la Mémoire des jeunes valentinois morts à la guerre. Le triptyque est surmonté des armes de la ville de Valence. Gaston Dintrat s’est engagé à réaliser, selon le projet retenu, les inscriptions de noms des batailles, les motifs de chute de laurier et chêne, de palmes et les deux médaillons de poilus sur l’entablement du mur ainsi que les inscriptions de la dédicace aux morts. Sur les tables sont gravés par ordre alphabétique les noms des « Morts pour la Patrie ». C’est à eux que Valence a dédié ce monument, offrant aux familles éplorées, l’assurance que ces noms soient gravés, là, pour toujours.
Pour le choix des matériaux, Joulie privilégie la pierre de Lens qu’il fournit au statuaire pour l’exécution des figurines principales (la Victoire ailée et le poilu étendu dans son mausolée). Le reste du monument est réalisé dans une pierre blanche provenant des carrières de Comblanchien (11)Ce calcaire est compact à pâte fine, de couleur jaunâtre/ beige grisâtre, peut être souvent nuancé de rose. Le comblanchien prend un excellent poli. Plusieurs éléments et le tombeau sont fournis et dressés par l’entreprise lyonnaise Abel Roussin. La Victoire était à l’origine recouverte d’une pellicule dorée. Cette dorure a disparu 30 ans plus tard. La base de l’élément majestueux, l’entablement des colonnes, les médaillons de poilus, les marches et le dallage sont réalisés dans la pierre de comblanchien, calcaire jaunâtre permettant un beau polissage ou bouchardé finement avec ciselures. Ces matériaux qui résistent aux intempéries sont choisis avant tout pour leur valeur noble.
Une inauguration en grande pompe
Le 24 mars 1929, l’inauguration du monument aux morts de Valence constitue un temps fort pour l’histoire de la commune « cette cérémonie revêtira un caractère imposant et digne et se déroulera dans la plus grande simplicité et le plus profond recueillement » (Progrès de Lyon, 1929). Le projet se veut ambitieux et la presse locale se fait le relais de cette manifestation.
Sur un air de l’Arlésienne de Bizet, cortège, marche funèbre, appel des morts, minute de silence, la Marseillaise… résonne face au monument. La foule était venue nombreuse, aux côtés des autorités municipales, administratives, militaires et religieuses. M. Algoud, maire de Valence, découvre les noms du martyrologe jusqu’alors cachés sous un voile tricolore et procède à l’appel des héros martyrs tombés au champ d’honneur et dont les noms sont désormais immortalisés dans la pierre et le souvenir. Pour la petite histoire, un certain nombre de cartes postales, reproduisant le monument, est vendu le jour de l’inauguration au bénéfice des Pupilles de la Nation.
L’image que nous offre Henri Joulie, au détour d’un chemin, est un monument posé au milieu d’un parc, il ponctue l’histoire en souvenir des enfants morts pour la patrie. Ce monument de Valence est un des plus complexes mais aussi des plus importants de toute la carrière d’Henri Joulie. L’auteur du projet a voulu associer la Victoire qui domine « l’idée du sacrifice émouvant dont le poilu français est l’image ». Ce monument aux morts, visible du Champ de Mars a su monumentaliser Valence.
…des cartes postales, reproduisant le monument, sont vendues le jour de l’inauguration au bénéfice des Pupilles de la Nation.
Cartes postales anciennes
(coll.D.Michelas)
A un siècle de distance, le monument aux morts reste incontestablement l’un des rares témoignages du passé, trace patrimoniale de la Grande Guerre et seul vestige de notre Histoire. Parce qu’il en raconte beaucoup plus sur la commune qu’un simple inventaire de noms gravés, il est donc nécessaire aux acteurs locaux et municipalités d’œuvrer à leur entretien et à leur valorisation au même titre qu’un autre monument de la ville. Le monument aux morts est une richesse patrimoniale, porteur d’un message aux survivants, ensuite à leurs descendants.
En vue de protéger les monuments aux morts de France, la DRAC PACA (note 27) DRAC PACA Direction régionale des affaires culturelles Provence-Alpes-Côte d’Azur a étudié en 2007-2010 ces édicules pour déboucher à des protections au titre des monuments historiques jusqu’alors peu fréquentes. Ce qui aujourd’hui ouvre le débat sur la fragilité de ces monuments malgré l’intérêt artistique et historique qu’on leur apporte. Cette étude leur aura permis de protéger les spécimens les plus représentatifs mais aussi d’attirer l’attention sur les autres. Exemple à suivre…
Nommé chevalier de la Légion d’honneur en 1961, Henri Joulie exerce avec passion son métier jusqu’à l’âge de 80 ans. Il réalisera d’autres monuments tels que ceux de Maurice Faure à Saillans, M. Long (ambassadeur d’Indochine) à Chabrillan ou encore des tombeaux au cimetière Saint-Lazard de Valence. Il décède à Valence le 1er septembre 1969, mais restera dans les mémoires et dans la pierre l’une des figures emblématiques valentinoises.
« La Conservation des monuments du passé n’est pas une simple question de convenance ou de sentiment. Nous n’avons pas le droit d’y toucher. Ils ne nous appartiennent pas. Ils appartiennent en partie à ceux qui les ont construits, en partie à toutes les générations d’hommes qui viendront après nous. »John Ruskin
En souvenir de Michel Joulie (1915-2014) sans qui ce travail n’aurait jamais abouti…